La mort de Chénier vue par Vigny - Texte

Comme vous venez de le voir grâce au texte de Victor Hugo, André Chénier est surtout connu pour sa mort poignante. C’est à ses derniers jours que s’intéresse un autre auteur romantique, Alfred de Vigny dans son roman Stello (1832) où un personnage nommé le « Docteur Noir » raconte au jeune poète Stello le sort malheureux qu’a réservé la Révolution à André Chénier.

Je remarquai, à travers ces groupes, la figure pâle, un peu usée, triste et passionnée de ce jeune homme qui errait silencieusement à travers tout le monde, la tête basse et les bras croisés. Il avait quitté sur-le-champ mademoiselle de Coigny, et marchait à grands pas, rôdant autour des piliers et lançant sur les murailles et les barreaux de fer les regards d'un lion enfermé. Il y avait dans son costume, dans cet habit gris taillé en uniforme, dans ce col noir et ce gilet croisé, un air d'officier. Costume et visage, cheveux noirs et plats, yeux noirs, tout était très ressemblant. C'était le portrait que j'avais sur moi, c'était André Chénier. Je ne l'avais pas encore vu. [...] 

Après avoir essayé en vain de le sauver, le Docteur noir doit assister à l’exécution d’André Chénier, impuissant, depuis sa fenêtre.

Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient, de tout le corps, les têtes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne, et tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers :
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire,
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent, qu'il fit, me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place où je n'entendais plus de cris.
[…]
Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs, qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l'abandon de la résistance et gémissaient sur leur faiblesse. La nation humiliée ployait le dos, et roulait par troupeaux, entre une fausse statue, une Liberté, qui n'était que l'image d'une image, et un réel Échafaud teint de son meilleur sang.
Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine leva son bras.
En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur toute l'étendue de la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie était le seul qui se fit entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges rayons d'eau s'étendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace. Mes jambes tremblaient : il me fut nécessaire d'être à genoux. Là je regardais et j'écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente, pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s'élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc entre le bras et le billot, et, quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m'avertissait de les rouvrir.
Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant tout haut une prière de désespéré, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi seul j'ai pu concevoir.
Après le trente-troisième cri, je vis l'habit gris tout debout. Cette fois je résolus d'honorer le courage de son génie, en ayant le courage de voir toute sa mort, je me levai.
La tête roula, et ce qu'il avait là 1 s'enfuit avec le sang. 

1. Ce qu'il avait là : François-René de Chateaubriand a également raconté les derniers instants de Chénier en lui attribuant ces paroles « Je n’ai rien fait pour la postérité ; puis, en se frappant le front, on l’entendit ajouter : Pourtant j’avais quelque chose là ! » (Génie du Christianisme, 1802, 2e partie, livre III, ch. VI.)

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